Itinéraire d'un enfant gâté
Oliver Stone est grand. Son nouveau film possède la démesure, la grandeur,
l'ambition du conquérant. Stone a décidé de filmer l'Histoire, sans
concession. Tous ceux que ce mot irrite, passez votre chemin, aux autres
bienvenus.
Stone a d'abord pris le parti de toucher au plus près à son sujet. L'histoire
ne sert pas de décor, d'alibi comme dans Gladiator ou Troie.
Stone cerne étroitement son personnage (la présence d'historiens l'a
bien aidé). Tout respire l'authentique. Les dialogues sont en phase
avec l'esprit grec. L'évocation du mythe d'Achille est plus qu'une comparaison
rapide ; elle fait partie de l'identité d'Alexandre. Toute la mythologie
accompagne et dépasse les personnages. A contre-courant de Troie,
Stone n'a pas évacué le divin. Conséquence tout le mécanisme de la violence
grecque est démonté presque sociologiquement (un complexe d'Héraclès).
Stone en profite pour cerner les paradoxes de son personnage ; paradoxe
de la naissance (fils d'un mortel mais fils de Zeus) ; sur son origine
: macédonien donc barbare pour les Grecs mais devenu par la force des
armes le défenseur de la culture grecque. Raccourci de l'histoire aux
implications actuelles. Authentique dans les mots, dans les coutumes
(l'homosexualité non tabou de la culture grecque ; la polygamie des
rois), le film reprend les actions connues d'Alexandre. Nul besoin d'en
rajouter, il faut au contraire trier, éliminer pour éviter l'écueil
de la biographie filmée. En se servant de Ptolémée comme conteur, Stone
conserve le rythme et se permet même un clin d'œil sur l'ambiguïté des
sources historiques. Stone utilise surtout à merveille son budget pharaonique.
La magie de l'Orient imprègne sa pellicule (les jardins suspendus et
la tour de Babel renaissent sous nos yeux). Stone a pris le parti esthétique
de s'inspirer de la peinture orientaliste. Ces grecs venus conquérir
sont sublimés par ces barbares raffinés. C'est toute la magie l'ambivalence
de cet Orient, toutes les contradictions d'une image fantasmée dans
l'imaginaire occidentale : paradis et désert ; terre de conquête et
de déperdition (la référence au grand Lawrence d'Arabie est très
bien exploitée).
Tout ce luxe de détails ne serait que lourdeur sans la patte géniale
d'Oliver Stone. L'homme sait tenir sa caméra et prendre ses distances
avec la machinerie hollywoodienne. Là où Ridley Scott se contente de
quelques plans pour évoquer la grandeur de Rome, Stone se mouille et
descend caméra à l'épaule. Toute sa maestria se dégage lors des deux
grandes scènes de bataille. La 1ere est saisissante. Stone associe le
réalisme cru de Il faut sauver le soldat Ryan et l'encyclopédisme
du Jour le plus long. L'utilisation de filtre rend l'atmosphère
de ces plaines syriennes surchauffées. La caméra nerveuse décrit l'âpreté,
la violence la sauvagerie du heurt entre l'ordre de la phalange et des
hordes disparates et cosmopolites de l'empire perse. Aucune fausse note
dans les uniformes, les techniques, Stone reste collé à son sujet.
Sa caméra est au centre du maelstrom, dans ces premières lignes d'infanterie
où la victoire se construit. Mais en même temps la scène de bataille
s'élève et l'on découvre comme sur un écran de console la tactique du
jeune Alexandre. Les formations macédoniennes compactes sur lesquelles
se brisent les masses perses. L'image est saisissante tout comme la
rencontre entre les deux rois hommage à la mosaïque conservée au musée
archéologique de Naples. Mais c'est surtout la seconde scène de bataille
qui fait date. Elle relègue toutes les épopées récentes au fond du placard.
La charge des éléphants indiens rend bien terne la charge des mumaks
du Retour du roi. On mesure l'écart entre
Peter Jackson et Stone. Dans Alexandre, Stone évite les niaiseries hollywoodiennes
(du style les 2 glaives ridicules d'Arwen terrassant un oliphant de
20 mètres de haut) et les incohérences (des chevaux qui n'ont pas peur
des éléphants ! ! ! ). Il rend la dimension sonore du combat (le tremblement
de la terre annonciateur de la charge). L'homme a des idées et n'a pas
peur de les mettre.
Cette patte de Stone se voit dans le traitement de son sujet. La vision
d'Alexandre est quasi psychologique. Stone ne magnifie pas l'homme,
il essaie de le rendre compréhensible. On peut lui reprocher d'avoir
voulu trop en faire en voulant cerner toutes les facettes de l'homme.
Mais justement Stone aime les défis. Toute la référence à Achille permet
d'expliquer l'ubris du macédonien, tacticien hors pair, ivrogne, illuminé
et fin politique. L'itinéraire est un voyage au bout de la nuit : des
lumières de Babylone aux ténèbres des contrées indiennes. Stone insiste
bien sur la solitude de l'homme qui malgré ses amis va créer une civilisation
originale, métissage entre la Grèce classique et l'Orient. En même temps
le portait est sans concession : érotisme, beuverie et excès. Stone
ne nous laisse pas de répit. Ce projet dirigé de main de maître s'appuie
sur des acteurs convaincants et convaincus. Merveille du film, Angelina
Jolie joue une Olympias lumineuse. Débarrassée du costume de Lara Croft,
la belle nous rappelle qu'elle n'a pas eu un oscar pour rien. Elle incarne
cette épouse de roi que redoutait son mari, magicienne et grande politique.
On lit toute la souffrance de la femme grecque, butin de guerre vite
délaissée dès que l'âge avance. Et il fallait bien un Val Kilmer au
sommet de sa forme pour jouer Philippe de Macédoine grand poète devant
l'éternel. L'acteur est crépusculaire à souhait, démonstratif et excessif.
Reste un Colin Farrel épatant et surprenant. Le pire était à craindre
vue la qualité plus que moyenne de la bande annonce. Mais le gallois
teint en blond tient la route.
Alexandre reste un moment rare du 7è art, une fusion réussie entre Histoire
et spectacle. Projet grandiose et ambitieux dont on attend maintenant
une version longue en DVD.
Hervé
L., vu en 2005
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