2. L'idéaliste déçu


 

Cet avocat de la première catégorie, un peu vieilli, a appris que dans le métier, les procès exemplaires sont plutôt rares, et que les faibles ne l'emportent pas toujours sur les puissants. La vie lui a souvent réservé une mauvaise surprise, le plongeant dans l'amertume : l'idée de justice en laquelle il croyait n'est plus de mise. Parmi ces héros désabusés, on peut relever John Barrymore dans State's Attorney (George Archainbaud, 1932), Paul Newman dans Le Verdict, Arthur Kirkland à la fin de Justice pour tous. Les désillusions, un passé trop lourd à porter, une faute professionnelle en poussent plus d'un à l'alcoolisme. À en croire les films hollywoodiens, la profession draine une forte proportion d'ivrognes. Dès le cinéma muet apparaissent des personnages d'avocats déchus et portés sur la bouteille : (The Conquest of Canaan, 1916, Le réquisitoire, 1922). Seul le réconfort d'une femme aimante leur permet de remonter la pente et de faire triompher le droit. Puis cette propension à boire s'affirme dans les années trente, quand certains d'entre eux choisissent de défendre la pègre, vendant ainsi leur âme en contrepartie d'une vie prospère, alors que la crise économique s'étend.

L'apparition du juriste corrompu - ou shyster - dans les films montre déjà le rôle ambigu des avocats : profiteur de la crise, il souffre aussi de sa situation. John Barrymore dans State's Attorney résout ses conflits moraux dans la boisson après s'être vu "offrir" le poste de procureur grâce à ses relations avec le milieu. Lionel Barrymore dans A Free Soul (1931), puis Spencer Tracy dans Le peuple accuse O'Hara (1952) viennent compléter la galerie de ces tristes portraits d'hommes déchus. Mais comme le rappelle Michel Cieutat, la chute est souvent suivie de la rédemption et la morale est sauve "En fin de film, la morale américaine et la foi en la "reform" aidant, l'avocat marron s'acquitte de ce rôle : […] William Powell dans Lawyer Man, Warren Williams dans The Mouthpiece".
James Woods-Eddie Odd, l'avocat à la queue de cheval de Coupable ressemblance (Joseph Ruben, 1988), ne boit pas : il fume du haschich. Exalté, anticonformiste, mais tout aussi désabusé, il explique à son stagiaire : "-Tu veux devenir avocat de la défense, alors mets-toi ça dans le crâne : tout le monde est coupable." - Vous n'auriez pas dit ça il y a dix ans". Plus excessif encore, l'avocat de Sleepers (Barry Levinson, 1996) est choisi pour sa dépendance vis-à-vis de l'alcool, dans un procès manipulé par le procureur : au cours de cette audience truquée, il se contente de - mal - lire ses répliques préparées à l'avance.

Atticus Finch (Gregory Peck), qui défend un Noir injustement accusé de viol dans Du silence et des ombres (Robert Mulligan, 1962), relève à la fois de la première et de la seconde catégorie. Irréprochable dans sa vie familiale comme dans sa vie professionnelle, ses talents de plaideur lui permettent de tailler en pièces les témoignages hostiles… Mais cela ne suffit pas pour l'emporter dans un tribunal raciste. Expérimenté et plus âgé que les idéalistes de la première catégorie, il a perdu ses illusions. Cependant, fidèle à ses convictions, il lutte jusqu'au bout pour faire avancer la justice, en particulier vis-à-vis des Noirs, et garde même espoir après la défaite. "Il y a quelques hommes en ce monde qui accomplissent pour nous des tâches ingrates. Ton père est l'un d'eux" explique la voisine de Finch pour consoler son fils.

Passée la période de dépression, l'idéaliste déçu peut évoluer dans deux directions : celle du vieil avocat rusé ou celle du parfait cynique. Le vieil avocat expérimenté Entre dans cette catégorie tout avocat qui a su dépasser le stade des désillusions et prendre un nouveau départ. Relativement âgé, il est passé maître dans l'art de la manipulation des témoins et dans celui de la plaidoirie. L'exemple de James Stewart dans Autopsie d'un meurtre (Otto Preminger, 1959) est parlant : ancien procureur, il connaît tous les rouages du système et sait parler à un jury. Son air faussement naïf le rend particulièrement dangereux pour ses adversaires à l'audience et pour les témoins qu'il interroge.

Clarence Darrow (1857-1938) entre lui aussi dans cette catégorie. Ce personnage réel, avocat presque mythique dans la profession, a marqué son temps en intervenant dans des procès retentissants qui ont suscité des adaptations cinématographiques (entre autres le Procès de singe de Stanley Kramer et Le Génie du Mal de Richard Fleischer, d'après l'affaire du meurtre du jeune Bobby Franks).
Présenté dans les films comme progressiste, adversaire acharné de la peine de mort, il est aussi un manipulateur-né, capable de captiver n'importe quel auditoire par ses talents d'orateur et ses stratégies : il réussit même à émouvoir le procureur dans la célèbre plaidoirie du Génie du Mal ! Orson Welles et Spencer Tracy lui ont tour à tour prêté leur physique imposant et leur expérience d'acteur. Darrow reste la référence pour les jeunes juristes : le jeune avocat commis d'office dans Meurtre à Alcatraz le cite comme modèle, aux côtés d'Emile Zola...

Orson Welles joue Darrow dans Compulsion de R. Fleischer


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