Portrait d'un assassin
S'il ne fallait garder qu'un film pour illustrer les dangers de l'ultra
libéralisme, Le Couperet remporterait tous les suffrages. Le film propose
une vertigineuse plongée dans les abysses de notre société. Chronique
de la folie ambiante, il aurait pu s'appeler chronique d'un assassin ordinaire.
José Garcia campe un cadre supérieur sacrifié sur le bûcher de la concurrence
à outrance. Tout son univers de certitude s'effondre. Gavras cerne bien
l'illogique d'une société où l'on finit par vivre pour travailler. Toute
la première partie du film décrit la psychologie névrosée du chômeur :
scénario de l'attente et des espoirs trahis. Costa Gavras ne se prive
pas tire à boulets rouges sur les fameux chasseurs de tête " négrier "
des temps modernes aussi suffisants que désincarnés. On ne peut s'empêcher
de sombrer avec José Garcia dans cette mélancolie dépressive : la mécanique
du monde du travail fonctionne à vide. Le tout rappelle En attendant
Godot. Toute cette mise en place permet à Gavras de filmer sa métaphore
extrême du capitalisme. Garcia décide ainsi d'éliminer tous ses concurrents
potentiels pour retrouver sa vie et sa dignité. Il se drape dès lors dans
les valeurs du libéralisme : concurrence acharnée, volonté de domination.
Le film fonctionne à merveille car si on frémit au 1er assassinat on finit
très vite par comprendre le geste. Tout en souhaitant l'arrestation de
Garcia on souhaite le voir mener à bien son défi. Tout le processus de
culpabilité est vécue par le spectateur. On reste bien incapable de condamner
ce cadre. Car le ton du film est clair : ce n'est pas lui le coupable
mais ce système économique qui invente une nouvelle élite, celle de ceux
qui ont un emploi ". le film se transforme en drame. Garcia se lance dans
une course en avant contre lui-même : assumer jusqu'au bout sa stratégie.
Une incroyable galerie de portraits vient approfondir sa réflexion entre
les cadres désabusés, les cardes reconvertis. Gavras décrit un carnaval
de fous lancés à la poursuite d'un hypothétique Graal. Il plane autour
du film un voile mortifère. Dans ce manège sinistre, l'acte de destruction
devient l'unique moyen de réveiller les consciences. l'itinéraire de Garcia
n'est pas unique. Tous les personnages portent en eux cette rage et cette
incompréhension. Heureusement Gavras ménage quelques moments d'humour
noir, décalé forcément efficace. Le film plonge ses racines dans une région
Nord sinistrée (Roubaix en particulier). Il prend dès lors une résonance
toute particulière. On lit à travers Garcia tout le destin d'une région
martyre. Soulignons la partition extraordinaire de Garcia loin des ses
rôles de cabotin notoire. A la fois père de famille précautionneux, assassin
scientifique, planificateur et monstre de chair et de sang. Il est servi
par d'admirables second rôle dont un conseiller conjugal noir excellent.
La fin du film est à l'image de l'ensemble : dérangeante, brillante. Ultime
métaphore des jeux du cirque d'un millénaire mal engagé. Un grand film
sur tous les points. Une œuvre qui réveille notre côté obscur.
Hervé L.,
2005
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