Au hasard des programmations, des reprises
et des dates de sorties des films, naissent parfois, de façon inopinée,
des tendances qui rassemblent des oeuvres cinématographiques pourtant
a priori éloignées. On y trouve alors des représentations
du monde communes, des témoignages convergents sur nos sociétés.
Ainsi en l'espace de deux semaines, le petit cinéma de ma ville
a projeté, sans le faire exprès, 4 films de pays différents
qui traitaient du même thème : la mort annoncée ou
effective d'un être. A chaque fois ce décès déclenche
des émotions et des réflexions intimes, mais aussi, et c'est
là l'originalité de tous ces films, des questionnements
politiques et sociaux : Depuis qu'Otar est parti (France-Géorgie),
Avanti (Etats-Unis, reprise du film de Billy Wilder), Les invasions
barbares (Canada) et Goodbye Lenin (Allemagne) tournent tous
autour d'une fin de vie et de ses conséquences psychologiques et
idéologiques*.
Père, mère, fils...
Tous ses films sans exception mettent en scène une relation filiale.
La mort du père sert de point de départ à Avanti
: Jack Lemmon, industriel
américain pressé, vient rapatrier le corps de son père
mort dans un accident en Italie aux côtés de sa maîtresse.
Les invasions barbares s'achèvent sur la mort du père
atteint d'un cancer après une longue agonie au cours de laquelle
il renoue des liens avec son fils exilé.
Seul Depuis qu'Otar est parti imagine la mort du fils ayant quité
la Géorgie pour vivre à Paris (mais ce sont toutes les relations
inter-générationelles qui en sont chamboulées).
Enfin Goodbye Lenin permet de revisiter les rapports entre un fils
et sa mère, tombée dans le coma au moment de la chute du
mur de Berlin.

Mort et exils
Au thème de la mort vient se greffer celui l'exil. Le Golden Boy
des invasions barbares, renié par son père professeur
d'université, vit en Angleterre une vie à l'exact opposé
de celle de son père. Il ne vient assister ce dernier que parce
qu'il est à l'article de la mort. Malgré la réconciliation
finale, Il quittera Montréal après le décès
pour retourner dans son monde d'argent, non sans quelques regrets. C'est
cette même trajectoire que suit Jack Lemmon dans Avanti.
L'homme d'affaire cynique découvre en Italie un monde qui ne lui
ressemble pas, mais le deuil de son père est pour lui le point
de départ d'une renaissance aux plaisirs et à la sensualité.
Cela ne l'empêchera pas de faire aussi le voyage du retour vers
les Etats-unis.
Le voyage est aussi au coeur de Depuis qu'Otar est parti : celui
du fils parti chercher une vie meilleure à l'Ouest, puis celui
du reste de la famille qui vient le rejoindre et quitter quelques instants
la vie difficile dans une ex-république d'URSS. L'une des protagonistes
fera elle aussi le choix de l'exil en Europe.
Le choc entre l'Est et l'Ouest préoccupe aussi les personnages
de Goodbye Lenin : même si géographiquement la distance
est moins grande, elle est idéologiquement difficile à franchir.
Le fils choisit un exil volontaire dans la chambre de sa mère,
représentation en miniature d'une RDA modèle. Il protège
la mère d'un déracinement idéologique qui la mettrait
en danger de mort.
Mort et exil géographique vont de pair. Ils participent du déracinement
et du désarroi vécu par l'ensemble des personnages, perdus
dans un monde en plein bouleversement.

Deuils politiques, cynisme et désillusions
Au delà de l'individu et du groupe familial, la mort sert de point
de départ à une réflexion politique sur l'état
de nos sociétés. De l'ex-RDA au fin fond de la Géorgie,
en passant part le Québec, le deuil ne relève pas seulement
de l'intime, il devient social et politique. Et le bilan qui nous est
offert n'est pas des plus optimistes.
La mort du père dans Avanti est l'occasion pour Wilder de
tirer à boulets rouges sur la culture américaine, représentée
de façon comique et grinçante par ce fils particulièrement
hypocrite et antipathique puis par le diplomate égocentrique et
méprisant.
De cynisme il en est aussi question dans les invasions barbares
: l'historien mourant ne peut que constater le délabrement d'une
société laissée aux mains des marchands. Il fait
un bilan amer sur son propre parcours et sur la fin de ses illusions.
L'hôpital, lieu principal de l'action dans la première partie
du film, est une métaphore de la société occidentale,
délabrée, livrée à l'anarchie et aux marchands.
Cet aspect de délabrement
est aussi présent dans Depuis qu'Otar est parti, où
l'on retrouve des scènes d'hôpital assez semblables : Le
symbole d'un pays où l'on survit par la débrouille, parce
qu'on a de bons amis argentés, mais
où la précarité domine. Pays riches comme pays pauvres
semblent être les proies d'un libéralisme sans frein.
Ce triomphe du monde libéral est aussi lié à la chute
du communisme, thème commun à Goodbye Lenin et Depuis
qu'Otar... Dans le premier, le sort de l'ex-RDA est mis en parallèle
avec celui de la mère, une mère qui partage quelques traits
avec la grand mère de Depuis qu'Otar... toutes deux ferventes
communistes, elles n'en cachent pas moins leur jeu et leurs idéaux
s'avèrent finalement peut-être moins solides qu'ils n'en
paraissent au début des deux films. finalement, le bilan qui nous
est offert est loin d'être optimiste.
La mort d'un être semble aussi être celle annoncée
d'un monde en déclin, sans idéaux, dans llequel on se résigne
à vivre tant bien que mal.
Mensonges intimes, mensonges collectifs
Le thème du mensonge est au coeur de tous ces films : Depuis
qu'Otar est parti et de Goodbye Lenin. Le mensonge d'état et le
mensonge intime s'entremêlent dans le film allemand : la mère
ment à ses enfants sur la raison du départ de leur père,
elle ment aussi sur l'authenticité de son engagement socialiste.
Le mensonge est un procédé que va reprendre son propre fils
pour imaginer une RDA en salon, régime rêvé qui en
vient à accueillir des réfugiés venus de l'Ouest
! Tout l'intérêt de ce film réside bel et bien dans
cet entrelacs de mensonges entre mère et fils.
Un mensonge partagé par les femmes de Depuis qu'Otar est parti,
se cachant mutuellement la vérité de la mort du parent,
par amour. Que dire encore du mensonge du père défunt dans
avanti, un mensonge que le fils lui-même finira par perpétuer
à la fin du film. Chez Wilder, on tente de masquer les écarts
de conduite d'un père qui avait une relation hors mariage. Dans
les films géorgien et allemand, c'est la mort elle-même qui
est dissimulée, et plus métaphoriquement celle du régime
communiste pour Goodbye Lenin.

Le remplacement
Tenter de remplacer l'être disparu est le premier réflexe
des vivants pour supporter le chagrin de la perte. Jack Lemmon suit ainsi
les traces de son père dans Avanti ; dans Depuis qu'Otar
est parti, la nièce du mort imagine les lettres que son oncle
aurait pu écrire pour sa mère... Puis, comme son oncle,
elle prendra la décisionde rester en France.
Dans Goodbye Lenin, c'est une utopie de remplacement que construit
le fils. Le mur étant tombé, il recrée un faux régime
"en chambre" pour sa mère qui ne peut quitter le lit.
Mais il finit lui-même par s'attacher à cette utopie. L'Allemagne
socialiste qu'il finit par construire le fils est une image idéale
du monde qui n'est destinée qu'à lui-même.
Finalement c'est par des bricolages maladroits que les personnages, démunis,
font face à la mort. Néanmoins celle-ci permet une recomposition
plus juste et plus harmonieuse de la famille ; elle permet de faire évoluer
les personnages vers une plus grande humanité (Jack Lemmon dans
Avanti!, Stéphane Rousseau dans Les invasions barbares).
Mais le constat sur la société n'en reste pas moins grave,
et nul échappatoire autre qu'indiviuel n'est proposé. Face
à ce bilan collectif douloureux, chaque groupe semble se réfugier
dans la tribu familiale ou amicale ; les individus se résignent
à retrouver leur quotidien (Stéphane Rousseau dans les Invasions...)
ou à vivre dans un monde qu'ils n'ont pas l'intention de changer.
La mort a permis au cinéaste de faire un bilan social et parfois
idéologique ; le deuil d'un être devient le deuil d'idéaux,
mais ne permet pas la renaissance d'une conscience politique chez les
vivants. Ce qui rend ce "genre" assez pessimiste, c'est qu'au-delà
de l'intime, au delà du resserrement des liens familiaux et d'un
apaisement, d'une humanisation, rien de neuf ne naît vraiment, sinon
d'autres exils (celui de la petite fille dans Otar, des fils des invasions
et d'Avanti). Finalement les deux mères de Goodbye Lenin
et depuis qu'Otar mettent la protection de leurs enfants avant toute chose.
Cela donne pour les 4 films des fins soit tristes soit douces-amères.
Les hommes auront appris à faire face à la mort, une mort
qui aura servi de leçon pour les vivants, sans que ceux-ci ne s'en
servent au-delà d'une simple prise de conscience individuelle ou
d'une consolidation familiale.

*auxquels on peut
associer Son frère de Patrice Chéreau, mais aussi
Mystic River de Clint Eastwood et El Bola (voir ci-dessous)
Laurent G., Octobre
2003
Mort,
deuil et société dans le film El Bola d'Achero Manãs
Espagne
2001
Analyse complète
Pistes musicales
La mort est le fil
conducteur de ce film.
1 Parce qu'il n'a
pas fait le deuil de son fils aîné, mort dans un accident, le père de
Pablo se venge sur ce fils qui est en vie et le brutalise. La seule promenade
de la famille est la visite au cimetière, sur la tombe du frère disparu,
visite qui est un véritable culte-rituel (la grand-mère a été lavée, scène
poignante)
La société (les voisins, l'école, l'assistante sociale) personne ne réagit
face à la maltraitance de l'enfant vivant qui "paye" la mort du frère,
tout le monde "sait" mais personne ne bouge.
2 Pablo fait partie
de cette bande de jeunes qui flirtent avec la mort sur les rails de la
voie ferrée.
C'est le jeu de la bouteille qu'il faut saisir en traversant la voie au
moment où le train arrive. Les images sont d'une réelle violence et retracent
des faits réels.
Ce jeu est donc un fait d'actualité, un véritable drame urbain pour des
enfants qui n'ont plus rien à perdre si ce n'est la vie. Ils gagnent le
sentiment d'exister en frôlant la mort.
Encore une fois la société est impuissante : elle se contente d'appeler
la police qui arrive trop tard, qui n'est pas une solution, qui ne peut
rien contrôler ni arrêter.
3 le sida et la
mort inéluctable : Félix, le parrain d'Alfredo meurt de cette maladie,
un de ses proches amis refuse de lui rendre une dernière visite : il en
a assez de voir disparaître tous ses amis de cette maladie. Quant à Alfredo,
c'est la première fois qu'il est confronté à la mort mais contrairement
à Pablo, il est entouré par la famille et les amis au moment de la disparition
de l'être cher. Pour Pablo, le frère mort est un fantôme qui l'empêche
de vivre (il le traite de "con").
4 Dans un long dialogue
sur la vie et la mort, Pablo et Alfredo s'opposent. Alfredo mise sur la
vie , il dit : " je suis éternel " il n'y a pour lui aucun enjeu dans
le jeu de la bouteille ( qu'il traite de " connerie ") Confronté à la
mort de Félix, il a été entouré et il possède sa propre vie, dans sa lutte
contre la mort, c'est le désir de vivre qui domine. La mort de Félix ne
laisse pas de trace, il ne fait plus partie des vivants tandis que le
" frère -mort " de Pablo est plus présent que Pablo lui même. Sa mort
a détruit la vie de la famille , celle de Pablo et l'avenir de Pablo qui
finit par s'enfuir.

BB,
octobre 2003
3.
Dans une telle rubrique, il est difficile de ne pas parler de Ken Loach.
The navigators nous fait vivre la mort d'un
travailleur du rail, victime symbolique et réelle du système libéral anglais
: la machine politique et économique broie les êtres humains.
Dans My name is Joe, le film s'achève sur
le suicide et l'enterrement de Liam, encore une fois, K.Loach met la société
au banc des accusés : rien dans l'aide sociale n'est assez conséquent
pour empêcher la maffia urbaine de prendre le contrôle des laissés-pour-compte.
Encore une fois l'être humain subit un destin qui le conduit à la mort.
BB
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