1.
Après un précédent film (O' Borther, where Art
Thou ?) un peu décevant, les frères Coen reviennent
en force avec cet excellent Man Who wasn't There. La mise en scène
inimitable est ici réglée au millimètre, maîtrisée
de manière tout à fait époustouflante. Chaque plan
est magnifique, chaque mouvement de caméra est empreint d'une grâce
infinie (le film, comme la caméra, semble constamment se mouvoir).
Le scénario et le choix esthétique du noir et blanc (une
merveille), nous replongent dans l'atmosphère du Film Noir des
années quarante : l'inspiration touche à la fois Assurance
sur la mort et Boulevard du crépuscule : Billy Bob Thornton
ne commence pas le film noyé dans la piscine, mais sa voix-off
est, comme celle de william Holden dans le film de Wilder, celle d'un
mort. A ce point de vue, on ne peut que saluer les acteurs : Thornton,
Mc Dormand, Gandolfini, la fraîche anne Borowitz et le formidable
avocat interprété par Tony Shalhoub.
Les Coen mêlent donc leur univers à celui du film de genre
: un personnage en décalage par rapport au monde et à la
société se retrouve pris dans un engrenage qu'il a lui-même
créé dans le but d'exister, de sortir du néant. Le
résultat est quasi-parfait, lisible, avec cependant un bémol
: (1) l'engrenage développé par le scénario est plus
ou moins bien ficelé, et (2) j'ai eu du mal à me passionner
pour un personnage il est vrai troublant mais fantômatique, transparent.
il faut dire aussi que j'ai vu le film à 22H30. Et puis, j'ai naturellement
un faible pour les comédies (ou comédies noires) des frères
Coen (Arizona Junior, The Big Lebowski, Fargo), genre le
mieux adapté, à mon humble avis, à leur mise en scène
que les films plus graves, comme celui-ci. Il reste qu'ils ont parfaitement
mérité le prix de la mise en scène à Cannes
(ex-aequo avec Lynch).
Un petit mot sur
les passages de tribunal : O, joie suprême pour l'amateur de cinéma
judiciaire que je suis, les frères Coen nous gâtent avec
de (trop courtes) scènes de procès, où ils s'amusent,
entre autres, des principes du genre. en effet, dans The Man Who Wasn't
There, le tribunal est un lieu de manipulation absolue orchestrée
par le personnage de l'avocat, figure centrale du procès. Ce génial
manipulateur, l'une des des plus belles figures de juriste vus depuis
longtemps au cinéma, à la fois odieux et brillant, tient
le procès entre ses mains. tant que l'accusé alimente la
pompe financière et assure les dépenses inconsidérées
de son défenseur, ce dernier s'occupe du reste et "garantit"
l'innocence, s'adaptant efficacement à tous les changements de
tactique et se moquant bien de la culpabilité ou de l'innocence
de son client.
Lors des scènes d'audience, la technique de la caméra-jury*
met particulièrement bien en valeur cette omnipotence du juriste
: le spectateur est à de nombreuses reprises identifié au
jury (la caméra filme depuis le box, et nous sommes les 12 jurés
à la fois), mais parfois aussi au barbier ; et quand la caméra
passe du box des jurés à celle de la chaise de l'accusé,
c'est à chaque fois l'avocat qui fait le lien entre les deux ,
un lien physique mais aussi psychologique qui s'opère à
l'intérieur même du plan (s'adressant directement à
la caméra, avec son faux sourire, Shalhoub a un bras dirigé
vers l'objectif, et l'autre en direction du jury, au fond). Le juge ne
compte pas vraiment. Le procureur encore moins (on ne le voit presque
pas). L'avocat est tout puissant, à l'image de sa place dans la
société américaine.
Emporté par son tourbillon de paroles, par sa valse incontrôlable
d'arguments, le jury boit sa loghorrée, tout comme l'accusé,
à la fois impressionné et amusé par la façon
dont l'avocat le dépeint. Cet homme "qui n'était pas
là" s'étonne de se voir exister à travers l'argumentaire
de son défenseur.
Par ailleurs, avec humour, le film met en valeur une réalité
bien noire aux Etats-Unis : Si vous êtes capables de vous payer
un bon avocat, vous pouvez sortir vainqueur de n'importe quel procès,
même le plus difficile (cf.O.J. Simpson). Mais quand l'argent vient
à manquer, il n'y a plus personne pour vous défendre.
*la caméra-jury,
un grand classique du drame judiciaire, sert à 'prendre le spectateur
à témoin' et à l'impliquer dans le procès.
Implicitement, le spectateur de cinéma "devient" juré
et est "sollicité" pour rendre son verdict.
Laurent
G, vu au Méliès à Pau en 2001
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2.
L.G ( c'est à dire Laurent) a déjà exprimé l'essentiel … un film merveilleux
sous toutes ses coutures
Pour ceux et celles qui souhaitent
se délecter comme je l'ai fait avec de la musique (à la fois "in" et "off")
en contre emploi, c'est le moment! ! les airs d'opéra en début de film
mais surtout les extraits de sonates pour piano de Beethoven qui, dans
des moments ABSOLUMENT incongrus, sonnent REMARQUABLEMENT juste: il fallait
oser ..
Cet humour décapant, avec une touche de satire sociale n'empêche pas les
choix musicaux de jouer sur un autre registre: celui de la sensibilité
d'Ed Crane, si délicate qu'elle peut nous sembler embryonnaire. Le personnage
n'est cependant pas si fantômatique que cela, j'en veux pour preuve
la manière dont il mène rondement l'audition de Birdy dans le monde de
la musique classique qui est aux antipodes de son milieu social et culturel.
Les autres musiques sont, comme le film dans son ensemble, d'une exactitude
extrême (remarquons par exemple la subtilité avec laquelle la sonorité
de bastringue du piano du début de film évolue vers le timbre racé et
plus adéquat de la sonate beethovénienne) Clin d'œil probable aux sonorités
du piano jazz des années quarante…accentué par ces mêmes sonorités jazzy
superposées et opposées à celles de la sonate (scène de la fête au magasin)
La scène où la musique de piano devient musique d'écran et dans laquelle
le personnage de Birdy vue de dos, joue du piano nous fait entrer dans
l'univers secret d'Ed qui est, comme le dit Laurent, "un personnage en
décalage".
Analyse de ce
décalage sur le plan musical :
Scène de la fête dans le magasin où travaillent Doris et " big Dave"
Nous voyons l'orchestre de jazz : pas de doute, il s'agit d'une musique
"in", elle nous met dans l'ambiance réaliste des personnes qui dansent
ou qui ont décidé de passer du bon temps ensemble. C'est cette réalité
sociale qu'Ed va quitter et la musique de piano s'installe petit à petit
en musique "in", tout comme Ed va s'habituer à l'idée de changer réellement
son existence. Les extraits "off" de la sonate pour piano (que j'appelle
musique à contre-emploi) se superposent, dans un premier temps à la musique
de jazz, que l'on entend encore mais dans une dynamique moindre, comme
dans le lointain. Ed semble se rapprocher de cette musique off * comme
s'il se rapprochait de son intimité profonde.
(*Entre autres fonctions, les musiques"off" nous plongent souvent dans
l'intimité des personnages ,dans leur vie imaginaire, celle que les mots
ne peuvent pas exprimer)
Cette musique"off" se transforme en musique "in" dès que l'on voit la
source sonore, c'est à dire Birdy qui joue. (A noter au passage, l'esthétique
stylisée de ces pianos à queue, les jeux de lumière et d'ombre de leur
couleur noire et la longue séquence dans laquelle la petite pianiste est
vue de dos).
Bref, à partir du moment où Ed voit Birdy jouer du piano, la musique de
jazz (qui était apparemment jusqu'ici celle de sa réalité sociale) disparaît
progressivement et c'est cette musique classique qui va désormais prendre
toute la place dans le film, (en musique" in" et en musique" off ") comme
si Ed se mettait davantage à l'écoute de la partie la plus secrète de
sa personnalité, celle qui est en total décalage avec son monde social,
celle qui ressemble à une enfant jouant de la musique. Il va s'y perdre
et de perdre les autres.
Un grand film, vraiment.
Brigitte
B., vu en 2001
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liste
3.
J'aurais envie de ne rien dire sur ce film …si ce n'est que vous vous
devez de ne pas le rater. Ce film est avant tout un formidable hommage
au cinéma ou pour être plus précis au plaisir de faire du cinéma. J'aimerais
être, ne serait ce qu' un instant, à la place des réalisateurs pour goûter
à l'extase de voir l' œuvre, enfin aboutie, à l'écran. Ne soyons pas présomptueux,
c'est un vrai travail d'artiste où chaque numéro est millimétré, un travail
de professionnel. Je rêve certainement, les frères Cohen ne doivent pas
être satisfaits d'eux mêmes aussi facilement mais il est difficile de
ne pas s'émerveiller devant tant d'adresse à malaxer la pellicule. J'étais
resté un peu sur ma faim avec deux réalisations des auteurs que j'avais
vues auparavant (Barton Fink, O Brother) mais alors là!!! Ce film est
tout simplement formidable! Les frères Cohen s'amusent à recréer l'atmosphère
du film noir, dans son ambiance si caractéristique avec ses jeux d'ombres,
ses clairs-obscurs finement ciselés, ses décors soignés et ses personnages
à chapeaux mous. Comme des enfants devant un mécano, les auteurs rassemblent
toutes les pièces et rouages qu'ils ont à disposition et échafaudent leur
histoire avec une imagination inouïe. Il en résulte une construction éblouissante
dont je ne me lasserais pas de décrire les contours.
Malgré quelques curiosités: pourquoi Ed Crane (the barber) se laisse-t-il
embrouiller par le concepteur de pressing qui pue la magouille alors qu'il
a su monter une arnaque de premier ordre pour se procurer de l'oseille?
Qu'importe…C'est un régal….Ce qui me paraît tellement intéressant dans
ce film c'est cette simple transmission d'un plaisir partagé entre l'auteur
et le spectateur. Je vais arrêter les louanges, on va croire que c'est
le film du siècle…en tout cas, je le dis souvent (certains diraient avec
un sourire …"mais non François…") il y a dans ce film une attention particulière
accordée aux personnages secondaires (par exemple le père de Birdy, la
Lolita pianiste) et c'est la marque des grandes réalisations. Ne boudez
pas votre plaisir s'il vous plait…par pitié!! Allez le voir en V.O!
FG
vu en Ciné club en V.O en 2001
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