Retour sur un
classique du cinéma américain.
Les voyages de Sullivan est une oeuvre tout à fait inclassable
qui s'amuse à multiplier les fausses pistes : il s'agit à
la fois d'un faux film social, genre très prisé des américains
dans les années trente, et d'une vraie comédie à
l'ironie mordante doublée d'une mise en abîme sur le thème
du rôle du cinéma dans la société. Cela fait
déjà beaucoup de bonnes raisons pour découvrir
ou redécouvrir ce petit bijou d'un réalisateur au style
inimitable, Preston Sturges.
Dès les premières images, on est d'emblée frappé
par le rythme imposé au film. Une bagarre sur le toit d'un train,
extrêmement violente, sur une musique intense, s'achève
tout aussi violemment dans une rivière. On se demande où
le film va nous emmener... Est-ce un drame ? II y a un je ne sais quoi
d'alerte dans ces premières images qui nous rend sceptique. C'est
déjà une première fausse piste : il s'agit d'un
film dans le film, projeté à des producteurs sceptiques
par un réalisateur friand de "messages". Mais cette
fausse piste trahit déjà la façon trépidante
dont Sturges mène sa mise en scène. La discussion qui
s'ensuit entre les producteurs et le héros, scène d'intérieur,
confirme l'impression de rythme du début. En effet les répliques
s'enchaînent à grande vitesse, les personnages se coupant
la parole comme dans les films de Howard Hawks. Le thème de la
discussion (le héros insiste pour faire un film social*,
ses interlocuteurs trouvent que c'est une mauvaise idée) est
déjà tourné en dérision par quelques répliques
inoubliables dont je ne vous dévoilerai pas la teneur. La distanciation
ainsi créée a bel et bien le goût de la comédie.
Pourtant, l'idée de Sullivan de partir à la rencontre
des pauvres et des victimes de la crise économique laisse entrevoir
des thèmes plus sérieux. La voilà peut-être,
la grande épopée sociale à la mode des années
trente, dans la lignée d'un Capra ou d'un Vidor... Eh bien non,
la voilà, la seconde fausse piste ! Pendant trois quarts d'heure,
le héros, malgré sa bonne volonté, n'arrive pas
à dépasser les faubourgs d'Hollywood, stoppé par
un simple rhume ou par la rencontre d'une blonde (Veronica Lake, superbe
en fausse vamp et vraie paumée). Les voyages de Sullivan (un
titre qui annonçait pourtant des aventures dignes d'un Gulliver)
tournent court : Sturges se moque ainsi des réalisateurs hollywoodiens
de son époque, mais on ne doute pas qu'il met aussi beaucoup
de lui-même dans son héros en quête de vérité
cinématographique. Enfin, Sullivan finit par vraiment se mettre
en route, mais la réalité qu'il va chercher est bien inconfortable,
et la dernière fausse piste semble alors enfin nous diriger vers
le drame. Un enchaînement de circonstances malheureux mène
notre héros au bagne, nouveau clin d'oeil à un sous-genre
en vogue à la fin des années trente, le "chain gang
film". Mais c'est à ce moment que Sturges choisit de nous
délivrer son véritable message, annoncé il est
vrai par la dédicace du début du film : faire du cinéma
pour lui c'est divertir, et il n'y a que la comédie qui peut
soulager le coeur des hommes. La morale est certes un peu légère
au vu du dispositif mis en oeuvre, mais sincère : son cinéma
est avant tout burlesque et destiné à faire rire, comme
en témoigne la désopilante poursuite en bus, digne d'un
Tex Avery, ou encore le clin d'oeil au dessin animé dans l'Eglise.
Les voyages de Sullivan est donc moins une épopée dans
les bas-fonds de la société américaine en crise
qu'une visite mordante dans les genres du cinéma hollywoodien
classique, livrant le credo hilarant d'un réalisateur brillant.
Laurent
G., vu en 2004
*dont le titre serait
"O Brother, Where Art Thou", repris récemment par les
frères Coen en hommage à Sturges.
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