Les voyages de Sullivan
(Sullivan's Travels)
1941
Etats-Unis
Réal. : Preston Sturges
Avec : Joel Mc Crea, Veronica Lake.

noir et blanc

 

Retour sur un classique du cinéma américain.
Les voyages de Sullivan est une oeuvre tout à fait inclassable qui s'amuse à multiplier les fausses pistes : il s'agit à la fois d'un faux film social, genre très prisé des américains dans les années trente, et d'une vraie comédie à l'ironie mordante doublée d'une mise en abîme sur le thème du rôle du cinéma dans la société. Cela fait déjà beaucoup de bonnes raisons pour découvrir ou redécouvrir ce petit bijou d'un réalisateur au style inimitable, Preston Sturges.
Dès les premières images, on est d'emblée frappé par le rythme imposé au film. Une bagarre sur le toit d'un train, extrêmement violente, sur une musique intense, s'achève tout aussi violemment dans une rivière. On se demande où le film va nous emmener... Est-ce un drame ? II y a un je ne sais quoi d'alerte dans ces premières images qui nous rend sceptique. C'est déjà une première fausse piste : il s'agit d'un film dans le film, projeté à des producteurs sceptiques par un réalisateur friand de "messages". Mais cette fausse piste trahit déjà la façon trépidante dont Sturges mène sa mise en scène. La discussion qui s'ensuit entre les producteurs et le héros, scène d'intérieur, confirme l'impression de rythme du début. En effet les répliques s'enchaînent à grande vitesse, les personnages se coupant la parole comme dans les films de Howard Hawks. Le thème de la discussion (le héros insiste pour faire un film social*, ses interlocuteurs trouvent que c'est une mauvaise idée) est déjà tourné en dérision par quelques répliques inoubliables dont je ne vous dévoilerai pas la teneur. La distanciation ainsi créée a bel et bien le goût de la comédie. Pourtant, l'idée de Sullivan de partir à la rencontre des pauvres et des victimes de la crise économique laisse entrevoir des thèmes plus sérieux. La voilà peut-être, la grande épopée sociale à la mode des années trente, dans la lignée d'un Capra ou d'un Vidor... Eh bien non, la voilà, la seconde fausse piste ! Pendant trois quarts d'heure, le héros, malgré sa bonne volonté, n'arrive pas à dépasser les faubourgs d'Hollywood, stoppé par un simple rhume ou par la rencontre d'une blonde (Veronica Lake, superbe en fausse vamp et vraie paumée). Les voyages de Sullivan (un titre qui annonçait pourtant des aventures dignes d'un Gulliver) tournent court : Sturges se moque ainsi des réalisateurs hollywoodiens de son époque, mais on ne doute pas qu'il met aussi beaucoup de lui-même dans son héros en quête de vérité cinématographique. Enfin, Sullivan finit par vraiment se mettre en route, mais la réalité qu'il va chercher est bien inconfortable, et la dernière fausse piste semble alors enfin nous diriger vers le drame. Un enchaînement de circonstances malheureux mène notre héros au bagne, nouveau clin d'oeil à un sous-genre en vogue à la fin des années trente, le "chain gang film". Mais c'est à ce moment que Sturges choisit de nous délivrer son véritable message, annoncé il est vrai par la dédicace du début du film : faire du cinéma pour lui c'est divertir, et il n'y a que la comédie qui peut soulager le coeur des hommes. La morale est certes un peu légère au vu du dispositif mis en oeuvre, mais sincère : son cinéma est avant tout burlesque et destiné à faire rire, comme en témoigne la désopilante poursuite en bus, digne d'un Tex Avery, ou encore le clin d'oeil au dessin animé dans l'Eglise.
Les voyages de Sullivan est donc moins une épopée dans les bas-fonds de la société américaine en crise qu'une visite mordante dans les genres du cinéma hollywoodien classique, livrant le credo hilarant d'un réalisateur brillant.

Laurent G., vu en 2004

*dont le titre serait "O Brother, Where Art Thou", repris récemment par les frères Coen en hommage à Sturges.

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