Après le
remarquable Peppermint Candy, Oasis
réunit une fois de plus Lee Chang-Dong et l'acteur Sol Kyung gu.
Le réalisateur a cette fois choisi un sujet particulièrement
casse-gueule : les amours d'un voyou et d'une handicapée physique.
L'ombre du pathos et du mauvais mélodrame menaçait ce beau
sujet, et on attendait les réponses que le réalisateur donnerait
à certaines questions épineuses : comment représenter
le handicap à l'écran ?* comment éviter
la lourde démonstration didactique et le manichéisme outrancier
?
Lee Chang Dong répond à toutes nos attentes de fort belle
manière. Son "réalisme poétique" sert très
brillamment le propos : le destin dérangeant et hors du commun
de deux êtres qui s'aiment au mépris de la société.
Le réalisme cru s'affiche par l'absence de musique off, une absence
qui souligne la dureté de l'environnement social, une dureté
amplifiée symboliquement par le climat hivernal, très présent,
qui entoure les personnages et les esprits. Lee a volontairement voulu
échapper aux conventions et la réalisation, la lumière
se veulent, dit-il, "rustres". Les relations entre les différents
personnages sont marquées par une grande dureté, une cruauté
assumée, des pulsions violentes (celle du héros, celle de
son frère), mais surtout par une hypocrisie générale
qui semble être la norme : l'"anormalité",
la déviance psychologique ou physique sont machiavéliquement
utilisées par les gens "normaux" pour masquer leurs perversions
et leurs mesquineries sous un vernis de respectabilité insupportable,
qui vient se craqueler sous nos yeux : ainsi, le handicap de l'héroïne
sert à améliorer l'ordinaire de sa famille, qui perçoit
des allocations indûment tout en laissant la jeune femme seule dans
un vieil appartement. Le héros masculin, simple d'esprit en apparence,
est "sacrifié" pour les besoins de la famille, afin de
masquer les frasques sexuelles du frère
aîné. Dans la société moderne coréenne
décrite ici, tout ce qui est un peu déviant est immédiatement
et ouvertement mis de côté (la scène du restaurant),
sans que personne n'ait le moindre état d'âme à ce
sujet. Au début du film, le personnage déviant embrasse
lui aussi un moment cette violence dont il est la victime, jouant le jeu
social et le rôle qu'on lui a assigné, ce qui rend le spectateur
perplexe quant à ses motivations.
Le film s'inscrit dès les premières images dans le décalage,
forme qui sera centrale : le héros erre dans les rues en chemisette
en plein hiver, mange du tofu frais à pleines dents, sous le regard
inquiet des passants, à la recherche de sa famille qui s'est empressée
de l'oublier après son passage en prison. Sol
Kyung Yu et Moon So-Ri, décalés par rapport à la
norme sociale, sont d'emblée mis de côté, l'un en
prison, l'autre seule dans son deux pièces, nourrie discrètement
par une voisine, cachée aux yeux du monde : chacun, avec l'aide
de l'autre, va effectuer un difficile chemin vers l'extérieur,
au mépris des normes et tabous qu'ils
défieront allègrement, jusqu'à l'utime transgression,
celle du tabou sexuel, dans une très belle scène tragique
où le plaisir et la sensualité sont exposés sans
fausse pudeur.
Les fausses apparences, constamment bouleversées par les deux amants
tout au long du film, les rattraperont en définitive et la "normalité"
reprendra ses droits, avant un final dont je ne vous dévoilerai
que quelques pistes : au
générique de début, assez énigmatique, dont
on sent que la clé nous sera dévoilée plus tard,
répond la fin splendide dans laquelle le phantasme et la réalité
se rencontrent, le héros venant à bout des cauchemars de
l'être aimé.
La poésie,
issue de l'imagination et des phantames de l'héroïne,
surgit en de brefs instants surnaturels et magnifiques.
L'irruption du fantastique est aussi inattendue que bouleversante, emmenée
par une bande son extrêmement évocatrice, précise
et fascinante. La poésie est aussi présente dans l'amour
fou qui finit par lier les deux héros, une tendresse qui défie
la dureté du monde extérieur.
L'amour fou renversant les
conventions et les barrières sociales, figure classique du cinéma
et de la littérature mondiale, trouve ici une expression parfaitement
originale et tout à fait convaincante dans le contexte de la société
coréenne moderne. Un film splendide.
Laurent
G., vu en 2005
P.S. L'interprétation
mérite quelques lignes : comment interpréter une personne
handicapée physique ? Pourquoi ne pas engager une actrice handicapée
? L'actrice se tire merveilleusement bien du défi qui lui est imposé,
et le choix d'une actrice valide se justifie par les scènes phantasmées.
Sol Kyung Yu, qui dit avoir eu beaucoup de mal à se mettre dans
la peau de son personnage, est excellent dans l'interprétation
d'un être qu'il sait rendre énigmatique, parfois idiot, parfois
très malin, à la fois violent et sensible.
*Le cinéma européen s'est déjà
emparé du sujet, avec le très beau My Left Foot,
mettant en scène un personnage d'exception souffrant d'un handicap
physique très lourd. Daniel Day-Lewis, acteur valide, jouait le
rôle principal. et plus récemment, c'était Olivier
Gourmet qui se chargeait d'interpréter un myopathe dans Nationale
7, film qui abordait de front le thème de la sexualité
des personnes handicapées.
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